XII
UN TÉMOIN

Le lieutenant de vaisseau George Avery hésita devant la portière. Il savait que le fusilier de faction ne le quittait pas des yeux. Au-dessus de lui, il entendait des ordres aboyés, les hommes gagnaient leurs postes à la hâte pour un dernier virement de bord avant d’entrer à Port-aux-Anglais.

Il s’était déjà demandé ce qui pourrait bien les y attendre, de nouvelles directives, ou de nouveaux renseignements sur les intentions des Américains. La perspective de trouver des fruits frais et de se dégourdir les jambes sur la terre ferme lui faisait du bien.

C’était avant qu’ils croisent le convoi et apprennent ce qui était arrivé à l’Anémone.

Sans tenir compte de ses ordres, le petit brick Pic-vert était retourné dans la zone de la bataille sous couvert de l’obscurité, mais n’avait rien vu. Son commandant, Nicholas Eames, avait rallié sans retard L’Indomptable pour faire son rapport.

Avery savait que Bolitho était déchiré par ce qui s’était produit.

Eames lui avait dit :

— L’Anémone a viré de bord pour attaquer, sir Richard. Sans aucune hésitation, aucune. Vous auriez été fier de lui !

— J’en suis fier.

C’est tout ce qu’il avait répondu.

À en croire ce que le commandant du brick avait été en mesure de leur dire, il n’y avait eu qu’un seul adversaire, avec peut-être d’autres bâtiments dans les parages.

— Au début, sir Richard, la canonnade a été si violente que j’ai cru que l’ennemi était un vaisseau de ligne.

Et les regardant, Tyacke, Scarlett, l’amiral, il avait ajouté d’un ton triste :

— Mais l’Anémone aurait pu se mesurer avec un vaisseau de ce genre, et j’ai compris qu’il devait s’agir de l’une de ces frégates neuves qu’ont construites les Yankees.

Il n’avait retrouvé aucun débris, ou, s’il y en avait, ils avaient été emportés par le courant. Et puis Eames leur avait appris un petit miracle. Un survivant, l’un des mousses. Plus mort que vif, on l’avait hissé à bord du Pic-Vert. C’était merveille qu’il ait survécu.

Avery jeta un coup d’œil au factionnaire.

Le fusilier laissa retomber sa crosse sur le pont et aboya :

— Aide de camp, amiral !

On avait transféré immédiatement le mousse à bord du vaisseau amiral. Comme l’avait souligné Eames : « Je n’ai pas assez de place à bord de mon brick pour embarquer un chirurgien ! »

Celui de L’Indomptable, Philip Beauclerk, avait insisté. Il fallait laisser le jeune garçon prendre du repos et se remettre du cauchemar qu’il venait de vivre. Compte tenu de son âge, on pouvait douter qu’il récupère totalement.

— Entrez !

Avery pénétra dans la grand-chambre. Ses yeux tombèrent sur le plateau du déjeuner auquel Bolitho n’avait pour ainsi dire pas touché. Posés sur la table, une lettre inachevée et un verre vide.

— Le commandant vous présente ses respects, sir Richard. Nous devrions entrer au port d’ici deux heures.

— Je vois. C’est tout ?

Mais Bolitho se leva brusquement.

— Je me suis emporté. Je vous présente mes excuses. Vous traiter ainsi alors que vous ne pouvez répondre, voilà qui est impardonnable.

Avery se sentit ému par la chaleur avec laquelle il lui parlait. On aurait dit qu’il s’exprimait avec tout son corps, comme s’il était incapable de rester tranquille.

— Deux heures ? poursuivit Bolitho. Très bien. Il faut que je parle à ce garçon. Envoyez Allday, il sait y faire avec ces petits jeunes. Je l’ai déjà remarqué.

Il se frotta le menton, il était rasé de frais.

— Mais je n’ai aucune raison de le maltraiter. Le meilleur des hommes et un ami véritable.

Ozzard apparut avec du café et dit :

— Je vais le lui demander, sir Richard.

Bolitho se laissa retomber sur son siège et tira sur sa chemise comme si elle l’étranglait.

— Mon petit équipage. Que serais-je sans vous ?

Il s’apprêtait à se débarrasser de sa vareuse, mais Avery intervint :

— Non, amiral. Sauf votre respect, je pense que c’est important pour ce jeune homme. Votre grade ne lui fera pas peur. En matière de terreur, j’imagine qu’il a déjà eu son content.

— Vous me surprendrez toujours, George. Est-ce moi qui vous ai choisi, ou bien est-ce le contraire ?

Avery le regardait, un peu désespéré. Il ressentait le besoin de l’aider, mais ne savait trop comment s’y prendre.

— Je pense que c’est Lady Catherine qui a décidé pour nous deux, amiral.

Il surprit le coup d’œil furtif que Bolitho jeta à la lettre qu’il avait commencée et devina qu’il n’avait pas encore eu le courage de lui apprendre la nouvelle.

Derrière la porte, Allday et le gros Yovell parlaient au jeune garçon que l’on avait arraché à la mer. A la mort. On l’avait habillé de propre, chemise à carreaux et pantalon blanc, les plus petites tailles que le commis ait réussi à trouver.

Le gamin était très maigre, avec ses grands yeux bruns et des blessures dues aux éclis de bois. On lui avait nettoyé ses plaies à l’infirmerie.

Allday laissa tomber froidement :

— Maintenant, mon petit gars, écoute-moi. Je ne te le répéterai pas deux fois. Tu te sens un peu tristounet en ce moment, et c’est pas étonnant.

Le petit garçon le regardait tel un lapin regardant un renard.

— Qu’est-ce qu’ils me veulent, monsieur ?

— Dans cette chambre se trouve le plus grand amiral que l’Angleterre ait jamais eu, encore qu’y en a pas beaucoup qui le disent ! Il veut te demander ce qui s’est passé. Tu lui racontes, c’est tout, fiston. Comme si c’était ton père.

Il entendit Yovell pousser un soupir, le gosse s’était mis à sangloter.

— Mon père y s’est noyé, monsieur.

Allday jeta un regard à Yovell.

— Voilà qu’est plutôt fâcheux, pas vrai ?

Yovell mit la main sur l’épaule du garçon.

— Viens avec moi.

Il avait l’air fort sévère, ce qui ne lui ressemblait guère.

— Réponds aux questions qu’on te posera, reprit Allday. Tu lui dis juste ce qui s’est passé. C’est important pour lui, tu comprends ?

Ozzard, qui observait la scène depuis la porte, examina cette petite silhouette sans montrer la moindre expression. Il dit à Yovell :

— Vous auriez dû être maître d’école !

Yovell afficha un sourire satisfait.

— Je l’ai été. Ça, et d’autres choses encore.

Avery attendit que les autres soient partis et murmura à Allday :

— Bien joué.

Et, au jeune garçon, doucement :

— Assieds-toi là.

Bolitho se contraignit à rester très calme pendant que le mousse s’installait en face de lui, de l’autre côté de la table. Il semblait terrifié, incapable de quitter des yeux les épaulettes brillantes, visiblement ébahi par la taille des appartements d’un amiral, à côté des postes bondés d’une frégate.

— Comment t’appelles-tu ?

— Whitmarsh, amiral – il hésita : John Whitmarsh.

— Et quel âge as-tu, John ?

Le garçon restait bouche bée, mais ses mains avaient cessé de trembler et ses grands yeux sombres étaient ronds comme des soucoupes de se voir ainsi adresser la parole par un amiral.

— Douze ans, je crois, amiral.

Il se frotta la figure dans son effort pour se concentrer.

— J’ont été sur l’Anémone depuis dix-huit mois.

Bolitho jeta un coup d’œil au papier que Yovell lui avait glissé.

— Et tu as perdu ton père ?

— Oui, amiral.

Et il releva le menton, fier d’évoquer ce souvenir.

— Il étions pêcheur et y s’est noyé devant les Goodwins.

Maintenant qu’il avait commencé, on ne pouvait plus l’arrêter.

— Mon oncle m’a pris avec lui à Plymouth et y m’a fait m’engager à bord de l’Anémone, y recrutaient, vous voyez – il hésita avant de compléter : Amiral.

Avery lisait la souffrance qui transparaissait dans les yeux gris de Bolitho. Ce garçon devait avoir à peine dix ans quand son oncle l’avait fait embarquer sur un vaisseau du roi, si oncle il y avait. Ce genre d’histoire n’était que trop fréquent par les temps qui couraient. Des femmes qui se retrouvaient livrées à elles-mêmes après que leurs hommes avaient été tués à la guerre ou trop grièvement blessés pour rentrer chez eux. Ou noyés, comme le père de ce gosse. Ce garçon était devenu une gêne, et on s’en était débarrassé.

Bolitho reprit :

— Parle-moi de cette bataille. Où étais-tu, que faisais-tu ? Essaie de te souvenir.

Le garçon plissa les yeux.

— Nous avons aperçu l’ennemi au changement de quart. J’ai entendu le vieux Mr Daniel, le canonnier, qui disait que c’était un gros Yankee. Y’en avait aussi un autre, un plus petit, mais la vigie ne pouvait pas le voir à cause de la brume. Moi et mon copain Billy, on était au mât de misaine, amiral. Le bâtiment il était tellement à court de monde que même nous, on en avait besoin aux bras.

Bolitho lui demanda doucement :

— Et quel âge avait ton ami ?

— Pareil que moi. On a embarqué ensemble.

— Je vois.

Tout était désormais clair pour lui, conforme à ce que le commandant du Pic-vert lui avait raconté. Adam avait pensé contenir l’ennemi jusqu’à ce qu’il fasse assez nuit pour que les navires marchands réussissent à s’échapper. Tout en sachant que s’il agissait ainsi, il serait trop tard pour l’Anémone. Il reprit :

— Ainsi, ton bâtiment a viré pour engager le combat ?

Le garçon fit signe que oui, les souvenirs lui embuaient les yeux.

— Et pendant tout ce temps-là, est-ce que tu voyais ton commandant ?

— Oh que oui, amiral. Il était toujours là. Je suis allé à l’arrière porter un message et je l’ai entendu dire au second de garder les fusiliers bien cachés, de ne pas établir les filets, au cas que le Yankee il devinerait ce qu’on faisait.

Il sourit : c’était la plus belle chose qui lui soit jamais arrivée. Il compléta :

— Not’commandant, il avait jamais peur de rien !

— Continue.

Le garçon ouvrait et refermait ses doigts tachés de goudron.

— Puis la canonnade a commencé, amiral. On a tiré les premiers, mais le gros Yankee a réussi à pointer et on a été touchés et que ça arrêtait pas et que ça recommençait ! Les espars et le gréement tombaient de partout, et des hommes mouraient et ça criait… y’avait du sang qui coulait par les dalots que j’avais jamais vu ça !

On entendit des cris au-dessus, des bruits de pieds nus sur le pont. L’Indomptable virait de bord devant l’entrée du port. Mais, pour le jeune mousse, c’était comme si on rejouait la bataille.

— Le mât de misaine il est tombé et tout le gaillard d’avant était couvert de bouts de gréement et de voiles qui nous tombaient dessus, c’était terrible !

Il se tourna vers Avery pour la première fois.

— On pouvait pas bouger, m’sieur. Des hommes se débattaient pour se sortir de là, d’autres y sont passés par-dessus bord, y z’étaient pris dans tout ce truc, c’était comme un filet. J’ai été emporté, j’ai essayé, j’ai essayé…

Bolitho leva la main en voyant Avery s’approcher.

— As-tu vu ton commandant ?

— Quand il est tombé, amiral – et il répéta d’une petite voix entrecoupée de sanglots : Quand il est tombé.

Bolitho attendait la suite, les muscles noués comme des poings. Adam était tombé. Et ce garçon était seul à avoir survécu pour le lui apprendre. Il le regarda sans le voir lorsqu’il reprit :

— Puis l’autre vaisseau nous a abordés, rudement, amiral, l’ennemi a déboulé à bord. Mais on avait amené nos couleurs. On était finis.

— Tu t’es magnifiquement conduit Bolitho regardait son aide de camp, désespéré : Est-ce que quelqu’un a porté secours au commandant ?

Le mousse hocha la tête.

— Ils l’ont transporté à bord de l’autre vaisseau – nouveau hochement de tête : J’les ai vus.

Il se souvenait très bien de l’endroit où il se trouvait à ce moment-là, de ce qu’il faisait.

— Puis il y a eu une explosion. On a commencé à couler.

Bolitho se leva et se dirigea vers les fenêtres de poupe. Une explosion, après qu’ils avaient amené les couleurs. Un inconnu, qui avait agi comme Adam l’aurait fait, plutôt que de se rendre avec son Anémone bien-aimée.

— Après ça, amiral, je me souviens plus de grand-chose. J’ai crié, mais personne n’est venu. Il y avait des morts partout, et même des blessés qu’ont jamais réussi à remonter sur le pont. J’me suis accroché à Billy, et tous les deux, on est restés à surnager en nous accrochant à un espar quand le bâtiment s’est enfoncé.

Il éclata en sanglots, les larmes ne tarissaient pas. Il réussit à dire dans un hoquet :

— Mais Billy ne m’a pas répondu. Il est parti à la dérive. J’crois bien qu’il était mort depuis un bout de temps !

Bolitho dit brusquement :

— Emmenez-le à l’infirmerie et veillez à ce qu’on lui donne un bon repas avant que nous jetions l’ancre.

Puis il se ravisa. Il regagna son siège, sortit l’un des mouchoirs que Catherine lui avait achetés. Il le tendit au mousse.

Avery observait la scène, ensorcelé, sans pouvoir dire un mot.

Bolitho reprit d’une voix si basse que le petit garçon dut cesser de pleurer pour l’entendre :

— Ton commandant est mon neveu. Il m’est très cher, comme tu étais cher à ton père. Cela ne nous ramène pas nos amis, mais si cela peut t’aider, tout ce que tu m’as raconté m’a redonné de l’espoir. Comprends-tu ?

Le mousse acquiesça, sans quitter des yeux Bolitho. Il pleurait toujours.

Allday arriva en silence, hocha la tête. Lorsque le garçon se tourna vers lui, il laissa tomber :

— Bon, je m’en vais te dire une bonne chose, matelot, jamais un amiral m’a parlé à moi comme ça, et y’a pas d’erreur !

Il l’attrapa par le col de sa chemise avant d’ajouter :

— On va aller jeter un coup d’œil à l’office, hein ?

La porte se referma, Ozzard revint avec deux verres sur un plateau. Bolitho alla s’asseoir sur le banc de poupe. On eût dit que le pont se dérobait sous ses pieds.

— Cet homme est vraiment une perle !

— C’est bien vrai, amiral.

Et Avery ajouta in petto : Et pendant que nous y sommes, on peut en dire autant de vous.

Bolitho vida son verre sans sentir le goût de son breuvage.

— Montons sur le pont, George. C’est un spectacle dont je ne me lasse jamais.

Avery lui demanda prudemment :

— C’est ici que vous avez rencontré Lady Catherine, amiral ?

Bolitho se tourna vers lui. Vie et espoir brillaient de nouveau dans son regard.

— C’est ici que je l’ai trouvée, alors que je croyais l’avoir perdue à jamais.

Puis il ajouta par-dessus l’épaule :

— Je ne suis pas idiot, je suis capable de peser ses chances aussi bien que vous. Mais il était vivant, nous sommes d’accord ?

Avery le suivit et ils émergèrent en plein soleil. N’espère pas trop. Il songea soudain à Catherine, et à cette expression qu’il avait surprise un jour dans sa bouche : Le plus chéri de tous les hommes.

Ce n’était que trop vrai. Il venait de voir Bolitho arracher à la mort un gamin de douze ans. Il avait considéré le petit comme un homme.

Plus tard, alors que le vaisseau était mouillé, entouré d’allégés et d’embarcations de l’arsenal, Avery était assis dans son réduit, occupé à trier et classer les dépêches. Non seulement le brick courrier leur avait apporté des renseignements importants pour l’amiral, mais il avait également déposé des lettres qui semblaient avoir fait le tour du monde avant de parvenir à destination.

Quelqu’un frappa à la porte, Avery ouvrit du bout du pied sans se lever. C’était Allday.

— Vous d’mand’bien pardon, monsieur Avery, j’ai reçu une lettre.

Et il la lui tendit, l’air un peu ennuyé et gêné.

— Asseyez-vous. Sur ce coffre, si ça vous tente.

— Ça ne vous ennuie pas, monsieur ? Mais j’savions bien que vous êtes occupé, avec le jeune commandant Adam et tout ça.

— Mais non.

Cela lui faisait plutôt plaisir. C’était comme si lui-même avait reçu une lettre. Comme si quelqu’un s’était donné la peine de lui écrire.

— Servez-vous à boire.

Il ouvrit l’enveloppe. Elle était couverte de taches. Le navire qui l’avait apportée avait sans doute subi des avaries dans les tempêtes de l’Atlantique, le courrier avait été transféré sur un autre bâtiment.

Il imaginait Unis. « Mon cher John, j’ai l’impression qu’il s’est passé tant de temps depuis que…»

Allday attendait, assis sur le rebord du coffre cerclé de laiton.

— Qu’est-ce qu’il y a, monsieur ? Quelque chose de fâcheux ? Dites-moi, s’il vous plaît.

Avery se pencha un peu et remplit un verre de cognac. Puis il lui répondit :

— Félicitations, John Allday.

Allday fronça le sourcil.

— Que se passe-t-il ?

Avery lui tendit la lettre et poussa le verre près de lui.

— Vous allez être père, voilà ce qui se passe, mon vieux !

Allday regardait cette écriture ronde sans rien y comprendre.

— Un bébé ! Elle va avoir un bébé !

Avery arborait un large sourire.

— Ne bougez pas, et buvez votre coup. Je vais voir l’amiral. Je pense que c’est exactement le genre de nouvelle dont il a besoin.

— Mais… mais…

Allday brandissait la lettre en lui courant après. « Fille ou garçon, monsieur ? »

Avery pensait à Lady Catherine en train d’escalader la muraille de L’Indomptable sous les vivats de l’équipage. Il répondit seulement :

— Une petite fille. Votre femme veut l’appeler Kate.

La porte se referma, Allday prit son verre de cognac.

— Eh ben, j’veux bien être damné !

Il souriait tout seul.

— J’veux bien être damné… deux fois !

 

Bolitho était installé à sa table lorsque Tyacke entra dans sa chambre, sa coiffure sous le bras.

— Avec votre permission, j’aimerais lever l’ancre avant midi. Mr York insiste, il me dit que le vent va tourner en fraîchissant. Je n’arrive pas à deviner comment il peut prévoir des choses pareilles.

— Je pense que nous allons devoir nous laisser guider, James, lui répondit Bolitho. Je n’ai aucune envie de m’éterniser à Antigua.

Ils étaient là depuis trois jours, et toujours aucune nouvelle des derniers moments de l’Anémone, en dehors de ce que leur en avait dit John Whitmarsh. L’équipage de l’Anémone avait été fait prisonnier, mais ils n’en avaient pas reçu confirmation officielle. Trois jours, et il n’avait pensé à rien d’autre qu’au sort d’Adam. S’il était blessé, quelle était exactement la gravité de ses blessures ? S’il avait survécu, l’échangerait-on contre un prisonnier américain, à supposer qu’il y en ait un de grade équivalent ?

Il regardait Yovell, dont la plume grattait sur le papier ses ordres destinés aux commandants de son escadre tout éparpillée.

Il avait écrit à l’Amirauté pour solliciter qu’on lui envoie une autre frégate afin de remplacer l’Anémone, mais il savait qu’il avait fort peu de chances d’obtenir satisfaction. Il entendait encore ce qu’il avait déclaré à toutes ces sommités lorsqu’il avait exprimé haut et fort ses pensées. La fin des lignes de bataille, le début d’une époque marquée par l’importance croissante de frégates plus rapides et plus puissantes.

Le commodore Nathan Beer – et en son for intérieur, Bolitho n’avait jamais douté que ce fût l’Unité qui s’était lancée à la poursuite du convoi de la Jamaïque – avait prouvé le bien-fondé de cette thèse, et au-delà. Combien les Américains en avaient-ils encore, et combien projetaient-ils d’en construire ? La Walkyrie et L’Indomptable mis à part, il n’avait rien qui puisse se battre contre elles. Détermination et sens marin avaient toujours été considérés comme les meilleurs moyens de surmonter un déséquilibre de ce genre, mais cette puissance de feu impressionnante, cette artillerie formidable avaient déjà obligé plusieurs convois de caboteurs à se disperser. Elle avait contraint l’escadre du Vent à la défensive. Impossible de remporter une guerre avec des forces aussi divisées par des recherches sans résultats et des renseignements sporadiques.

Les Américains avaient visiblement l’intention d’attaquer le Canada, tout comme les Britanniques étaient déterminés à renforcer leurs positions à terre par tous les moyens.

L’Amirauté lui avait communiqué les routes possibles et les dates d’arrivée des convois destinés à l’armée, qui devaient tous rallier Halifax. Les Américains seraient tout autant que les Britanniques au courant de ces mouvements : il était impossible de dissimuler ce genre d’activité.

On savait aussi que les Américains concentraient des navires de guerre de tonnage plus modeste sur les Grands Lacs. Mais autant chercher une aiguille dans une botte de foin… Bolitho avait envoyé La Fringante et le Reaper renforcer la flottille de Dawes devant Halifax. En dehors des croisières côtières, assurées en général par des bricks et des goélettes réquisitionnées, il ne lui restait plus que L’Indomptable et la frégate L’Attaquante de vingt-six pour assurer l’escorte des convois partis de la Jamaïque. On avait déjà réduit le rythme à deux convois par mois à cause de la menace trop réelle que représentaient les Américains, qui n’avaient, eux, rien ni personne à protéger, alors que tous les navires étaient une cible et une prise potentielles.

Dans un moment de dépit et de colère, Bolitho s’était exclamé devant Tyacke :

— Notre Nel avait raison, James ! La meilleure défense, c’est l’attaque ! Il faut que nous découvrions leur repaire et que nous les débusquions, et au diable les risques !

Tyacke comprenait bien la logique de ce point de vue. S’ils étaient contraints de diviser leur petite escadre après chaque sortie de l’ennemi, ils seraient bientôt trop faibles pour protéger qui que ce soit.

Une semaine avant l’attaque de l’Anémone, ils avaient arraisonné et interrogé un navire marchand brésilien. Le patron leur avait dit avoir aperçu une escadre de bâtiments de guerre américains, deux grosses frégates et deux bâtiments plus petits, cap au sud, peut-être en provenance de Philadelphie. Craignant pour sa propre sûreté, le Brésilien avait infléchi sa route pour passer près des Bermudes.

Deux grosses frégates : l’une des deux était peut-être l’Unité ? Et dans ce cas, où les autres se trouvaient-ils ?

— Je fais un bien piètre compagnon, James, reprit Bolitho.

Tyacke le regardait, impassible, et répondit :

— Supposons… J’insiste, supposons seulement…

Il jouait du bout des doigts avec les boutons de sa vareuse de mer élimée.

Bolitho répliqua :

— Vous avez l’expérience des actions isolées. Plus que quiconque. Dites ce que vous avez à dire… c’est le moment ou jamais.

Tyacke s’approcha des fenêtres de poupe et baissa les yeux sur le canot amarré à l’arrière, paré à être hissé. Lorsque l’on était au port, il était commun de mettre toute la drome à l’eau, sans quoi les coutures risquaient de s’ouvrir sous l’effet de cette chaleur implacable. Et à la mer, il était judicieux de remplir d’eau les embarcations, pour la même raison.

— Tout le monde sait qui nous sommes, amiral, et plus particulièrement, ce que vous êtes. Maintenant que le capitaine de vaisseau Bolitho est prisonnier, et beaucoup de ses hommes avec lui, l’ennemi ne trouverait-il pas tout naturel que vous tentiez quelque chose ? Une action directe ?

Bolitho haussa les épaules :

— J’aimerais bien.

Tyacke se frotta le menton.

— Et ils vont s’y attendre. Si L’Indomptable venait à disparaître, quelles sont les chances de nos autres bâtiments ?

Bolitho le regardait.

— Vous voulez dire que ce vaisseau serait la prochaine victime désignée ?

Soudain, tout lui apparaissait très clairement.

— Mais c’est évident !

Il se leva pour aller étudier la carte. Yovell, lui, continuait d’écrire sans relâche, ne s’interrompant que pour plonger sa plume dans l’encrier.

— Les Bermudes, voilà un endroit que les Américains pourraient bien choisir pour se concentrer. Pas de vaisseau anglais dans le coin, ils peuvent se fier à leur garnison et aux récifs.

Tyacke se pencha à son tour sur la carte.

— Pourquoi dites-vous pas de vaisseau anglais, amiral ?

— Il n’y a pas d’eau douce dans ces parages. Rien du tout. En dehors des pluies, lorsque c’est la saison, ils sont obligés de faire des réserves.

Tyacke essaya de sourire.

— Chose que j’ignorais, amiral.

On le devinait admiratif. Bolitho poursuivit :

— Je me trompe peut-être. Je me perds peut-être en hypothèses, et j’ai peut-être tort d’échafauder notre stratégie sur les dires d’un patron qui vend des fruits pour gagner sa vie !

Il tapa sur l’épaule grassouillette de Yovell.

— Je souhaite envoyer de nouveaux ordres au capitaine de vaisseau Dawes, sur la Walkyrie. Ils pourront partir avec la goélette Reynard lorsqu’elle appareillera.

Tyacke le voyait reprendre du poil de la bête, les traits de son visage bronzé s’animaient.

— Nous allons rassembler un convoi, tout le monde sera au courant, et L’Indomptable va mettre à la voile pour le rejoindre.

— Ce n’est pas à moi de le dire, mais…

— Mais ? Encore des mais ? Et c’est bien à vous de me dire ce que vous pensez. Vous êtes mon capitaine de pavillon, et nous devons confronter nos points de vue.

Tyacke le regardait d’un air méfiant.

— Nos points de vue, certes, et je suis fier de mériter votre confiance. Mais c’est vous qui portez toute la responsabilité.

— Poursuivez, James. La responsabilité est une chose à laquelle je suis habitué.

— Alors, reprit Tyacke, je vais vous dire le fond de ma pensée, amiral.

Il tapota la carte du bout du doigt.

— Ici, Halifax – il suivit du doigt la ligne de côte : Boston, New York, et ici, Philadelphie. Si j’étais l’amiral yankee, c’est exactement la zone que je choisirais, avec Philadelphie pour base où effectuer des réparations ou trouver refuge si les choses empiraient.

Il leva les yeux vers Bolitho.

— Mais supposez, c’est une façon de parler, que le capitaine de vaisseau Dawes, avec sa grosse frégate, décide de ne pas agir selon vos ordres ? Si un convoi de troupes était le véritable objectif, et qu’on le laisse sans protection pendant la dernière phase du trajet, il pourrait se dire que c’est sa tête qui se retrouvera sur le billot, et non la vôtre.

— C’est un homme plein de ressources, James, vous le savez bien.

— Il est également ambitieux, s’entêta Tyacke, et il est fils d’amiral. Une combinaison pour le moins dangereuse.

— Cela a le mérite d’être franc.

Il sourit pour atténuer son propos.

— J’aime bien ça. Mais Dawes est mon adjoint désigné. Je suis obligé de me reposer sur lui – il se tut : Je n’ai pas le choix, je n’ai aucune raison de penser autrement.

Tyacke vit volte-face en entendant le factionnaire annoncer l’arrivée de son second.

— Oui, monsieur Scarlett ? Cela ne peut-il pas attendre ?

Scarlett hésita un peu avant de répondre :

— La dernière citerne d’eau douce a été transférée, commandant – il jeta un coup d’œil à Bolitho : Je suis désolé de vous avoir interrompus, sir Richard.

La porte se referma et Tyacke explosa :

— C’est moi qui vous présente mes excuses, sir Richard. Je m’en vais lui dire deux mots, à celui-là !

Puis il se calma.

— Je vais veiller à ce que l’on porte vos dépêches à bord de la goélette.

L’Indomptable dansait doucement sur son câble. La prédiction de York commençait peut-être à faire sentir ses effets. Un rayon de lumière passa par les fenêtres en abord ; Bolitho cligna des yeux avant de se détourner.

— Puis-je vous aider, amiral ?

Bolitho alla s’asseoir et sortit un mouchoir. Tyacke se souvint non sans émotion de celui dont il avait fait cadeau au jeune mousse. Il retourna la chaise afin qu’il puisse s’installer à l’abri de la lumière.

— Vous savez tout, n’est-ce pas ? lui dit lentement Bolitho.

Vous le savez depuis que vous êtes devenu mon capitaine de pavillon.

Tyacke soutint son regard sans ciller.

— Il ne faut pas en vouloir à Avery, amiral. Il a cru bien faire.

— Pour moi ?

— Et pour le bâtiment.

Il fit demi-tour, semblant reprendre soudain conscience de ses terribles cicatrices.

— Si vous voulez bien me pardonner, amiral, j’ai beaucoup de choses à faire.

Bolitho l’arrêta près de la portière.

— Le regrettez-vous ? Dites-moi la vérité.

— Eh bien, amiral, je n’ai pas accepté par pitié – contre toute attente, il se mit à sourire : Le regretter ? Je vous le dirai lorsque nous aurons achevé ce fichu Yankee !

Il souriait encore en refermant la portière derrière lui.

Bolitho tâta son œil, guettant le retour de la douleur, mais non, rien. Il retourna s’asseoir, profondément ému par ce que venait de lui dire Tyacke, par l’attention qu’il lui portait. Un homme remarquable, vraiment.

Cette nuit-là, alors que L’Indomptable poussait ses bossoirs vers le grand large, Bolitho se réveilla. Toujours le même rêve. La passe de Carrick, le château de Pendennis, et les vaisseaux, toujours aussi nets. Qui tiraient sur leurs câbles. Où s’en allaient-ils ? Qui armait ces vaisseaux fantômes ? Cette fois, il y en avait un autre ; il reconnut sa figure de proue dorée. La Fille du Vent. Lorsqu’il évita sur son ancre, Bolitho se rendit compte que c’était Zénoria. Et alors qu’il se débattait pour sortir de son rêve, il entendit son dernier hurlement.

— Tout va bien, sir Richard ?

C’était Allday, dont la robuste silhouette se penchait sur lui.

Bolitho s’accrocha à sa couchette, ses pieds touchèrent le pont.

— Dites-moi quelque chose, mon vieux. Vous, croyez-vous qu’il soit toujours vivant ?

Allday le suivit jusqu’aux fenêtres de poupe. La lune répandait un sillage argenté sur les moutons. Ainsi, voilà ce qui le tourmente, autant et davantage que d’habitude. Tout ce temps, alors que des officiels et des officiers arrivaient et repartaient, avec leurs offres ou leurs requêtes – et plutôt ces dernières qu’autre chose –, il réfléchissait à ce qu’il allait faire, il mettait en place ses vaisseaux là où ils seraient le plus utiles et il se faisait un sang d’encre pour le commandant Adam. Son neveu. Non, son fils plutôt ; et un ami, bien plus qu’on ne pouvait se l’imaginer.

Il s’approcha du râtelier où étaient accrochés les sabres et attendit que la lueur de la lune vienne effleurer la vieille Larne, celle qu’il avait tant de fois attachée à son ceinturon avant tant de combats, tant de hauts faits, auxquels il avait participé…

— Lorsque nous ne serons plus de ce monde, sir Richard…

Il savait que Bolitho l’observait dans cette lumière étrange.

— Et on ne peut pas vivre éternellement, je me fais pas de souci là-dessus… cette vieille Larne sera à lui. Il en sera forcément ainsi.

Il l’entendit lui répondre d’une voix redevenue calme :

— Oui, mon vieil ami. Le dernier des Bolitho.

Allday le regarda grimper dans sa couchette. Il se rendormit instantanément. Allday souriait. Ce grain était passé ; mais la tempête allait leur tomber dessus.

 

Au nom de la liberté
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